#53

Tour à quatre visages de Tà Som, Angkor, 1969

Marc Riboud

Le site d’Angkor, le plus vaste édifice religieux au monde datant du XIIe siècle, a été redécouvert par les Occidentaux au XIXe siècle. Il n’a cessé, depuis, de fasciner des générations d’explorateurs, d’archéologues et d’artistes.

J’ai voulu faire comme tout le monde. J’ai vu les ruines d’Angkor déclare l’historien de l’art Elie Faure. De ses millions de membres noués, la forêt étreint les ruines avec un amour furieux. Pas de romantisme je vous prie. (…) Une racine minuscule, en gonflant peu à peu, a bien fait éclater ce mur, crouler cette voûte. Mais c’est elle aussi qui soutient cette pierre. (…) Elle n’a pas voulu qu’elle tombât. Elle la berce entre ses bras, comme une mère. Ce fromager s’élance de la crête de ce mur à cent pieds de hauteur, mais il a, pour mieux atteindre la lumière au-delà des ténèbres vertes, envoyé dans le sol une racine large comme une poitrine de femme, et gonflée comme elle, qui colle étroitement à la paroi, et, parvenue à terre la suite, pour ne pas se perdre, sortir de l’édifice, aller puiser les sucs terrestres, parmi les pierres disloquées, à cinquante mètres de là. (…) Certains arbres sont des girons. Pour abriter une statue, leurs racines de deux ou trois mètres de large se sont repliées tendrement, comme des ailes. Telle autre a parcouru soixante pieds pour passer sous un bas-relief qu’elle a déterré patiemment et porte avec amour à la hauteur de nos yeux. (…) Je vous dis, la forêt ne veut pas laisser échapper ses ruines. (…) Les branches, leurs diverticules prennent toutes les formes, assument toutes les fonctions, crochets, fourches, mortaises, écrous, poulies, étriers, infligeant aux charpentes qu’elles construisent la circulation intérieure de la vie organique qu’exige la pierre travaillée pour consentir à ces profonds embrassements. D’immenses chevelures l’enveloppent. Des doigts la frôlent et la caressent. De beaux bras l’enlacent. 

Comme tout le monde, Marc Riboud est allé visiter les ruines d’Angkor. A plusieurs reprises, il y est retourné, fasciné par la statuaire, émerveillé par les innombrables et ravissantes apsara (divinités féminines, danseuses célestes) qui peuplent les murs des temples tout autant qu’admiratif du travail de sauvetage des générations d’archéologues qui se sont succédées.

J’aime le romantisme de la forêt et des racines qui se répandent comme une marée impitoyable sur les temples écroulés. On a dit de Piranèse qu’il était l’architecte des ruines, du rêve et du fantastique. Il n’y a pas de meilleure définition de Tà Prohm et Tà Som semblables à des cathédrales englouties. Il faut errer dans ce monde sous-marin de lianes suspendues, de racines démentes aux formes de pieuvres et de serpents, « dans ce dédale de galeries et de cours inextricables », plongé dans l’immense solitude du temps pour comprendre comment faillirent disparaître à jamais les trésors de toute une civilisation. Ce sont les vagues d’assaut successives de générations de banians et de fromagers qui, avec leur lente poussée de sève, déplacent et bousculent des blocs de plusieurs tonnes. Les racines qui enlacent et enveloppent les pierres semblent maintenir de précaires équilibres. Mais quand l’arbre meurt, la tour s’effondre. 

Après avoir détruit sans laisser de traces les villes et les palais de bois, la forêt a investi les temples de pierre. Ceux-ci ont opposé à l’encerclement de la jungle une incroyable résistance. Mais au cinquième siècle de leur siège ils faiblissaient rapidement comme une garnison prête à capituler. C’est alors que les archéologues français brisèrent le siège. 

On sait la folie de ces rois bâtisseurs de temples dont les dimensions colossales et l’orgie ornementale n’ont jamais été dépassées. Mais l’épopée, pendant plus d’un siècle, des sauveteurs est une œuvre presque aussi gigantesque. Une folie aussi nécessaire. (Marc Riboud)