#48

Aegaion, Fira, 1955

Robert McCabe

Il y avait, sur le vieux port de Fira, à Santorin, un petit café, Yalos, tenu par Manolis de Arboras. On peut apercevoir, sur la gauche de la photographie, le capitaine Yannis Trikoulis en pleine discussion avec Kondochori, le muletier du village. Devant les deux personnages, la mer est là, immense ; et l’on ne peut ignorer, au centre de l’image, l’écrasante présence d’un bateau.

L’Aigaion a été construit en Grande-Bretagne, à Wallsend, en 1911 pour la Compagnie Canadian Pacific Railway, la même année que le lancement du Titanic. En 1949, ce navire avait été rachetée par la compagnie Typaldos pour servir de bateau de croisière entre les îles de la mer Égée. A l’époque de sa splendeur, il était renommé pour ses croisières flamboyantes entre Venise et Istanbul, transportant le gratin du monde des affaires, de la diplomatie et de l’archéologie grecque. Mais trois ans après que cette image ait été prise, l’Aigaion, en route pour Savone (en Italie), coulait corps et bien.

Si cette image nous ravit aujourd’hui, c’est évidemment parce qu’elle nous offre une représentation de la Grèce que l’on aime, celle dont on rêve, et qui a bien existé puisqu’on regarde cette photographie. Et c’est ce sentiment doux et amer d’un autrefois, d’une douceur de vivre qui rend plus poignante encore cette image d’un temps révolu. En ce pays qui jadis fut le nôtre…

Penche-toi, si tu le peux, sur la mer obscure, oubliant
Le son d’une flûte sur des pieds nus
Qui parcourent ton sommeil dans l’autre vie, l’engloutie.

Sur ton dernier coquillage, écris, si tu le peux,
Le jour, le nom, le lieu
Et jette-le dans la mer, qu’il y disparaisse.

Nous nous sommes retrouvés nus sur la pierre ponce
Regardant les îles nées des flots,
Regardant les îles rouges s’abîmer
Dans leur sommeil, dans notre sommeil.
Nous nous sommes retrouvés nus, ici, inclinant
La balance vers l’injustice.

Talon de la vigueur, vouloir sans faille, amour lucide,
Desseins qui mûrissent au soleil de midi,
Voie du destin au bruit de la jeune paume frappant l’épaule ;
En ce pays qui s’est brisé, qui ne résiste plus,
En ce pays qui jadis fut le nôtre,
Rouille et cendre, les îles s’engloutissent.

Autels détruits
Amis oubliés
Feuilles de palmiers dans la boue.

Laisse, si tu le peux, tes mains voyager
En cet angle du temps avec le bateau
Qui toucha l’horizon.
Quand le dé frappa l’aire,
Quand la lance frappa la cuirasse,
Quand l’œil reconnut l’étranger,
Et se tarit l’amour
En des âmes percées ;
Quand tu regardes à l’entour et que tu trouves
Partout les pieds fauchés
Partout les mains inertes
Partout les yeux obscurcis ;
Quand il ne reste plus rien à choisir, pas même
La mort que tu désirais tienne,
En écoutant quelque grand cri,
Le cri même du loup,
Ton dû ;
Laisse tes mains voyager, si tu peux,
Détache-toi du temps trompeur,
Et sombre
Comme sombre celui qui porte les grandes pierres.

Georges Séféris, Gymnopédie I – Santorin